20 NOVEMBRE 2023,
ALGER (ALGÉRIE)
Assalaam Alaikum Warahmatullah Wabarakatuh.
Allocution ….
Le 6 novembre 2023, il y a exactement deux semaines, mes collègues et moi-même avons eu le singulier privilège d’assister à l’ouverture solennelle de l’année judiciaire 2023 – 2024 de la République algérienne démocratique et populaire. Nous avons été enthousiasmés non seulement par la solennité de l’événement, mais surtout par les propos de Son Excellence Abdelmadjid Tebboune, Président de la République algérienne démocratique et populaire, dont je me permets de citer un extrait : « J’ai tenu à maintenir cette tradition annuelle pour souligner la noblesse du message porté par le système judiciaire et la lourde responsabilité qui pèse sur les épaules des juges en matière de protection des personnes, de préservation de leurs droits et de leurs libertés ».
Excellence, chers collègues,
Je me suis particulièrement réjouie de ce que S.E. M. le Président reconnaisse la lourde responsabilité qui pèse sur les épaules des juges pour garantir une société juste et équitable dans laquelle les droits et les libertés des individus peuvent être pleinement exercés. Cela témoigne de son soutien au système judiciaire et, le fait d’avoir délégué S.E. le Premier ministre afin d’honorer de sa présence la cérémonie d’ouverture du sixième Dialogue judiciaire de l’Union africaine est une preuve de l’engagement du Président et de son gouvernement en faveur du travail abattu par le pouvoir judiciaire en vue de l’édification de la nation. Nous voudrions, à travers vous, Monsieur le Premier ministre, remercier S.E.M. le Président pour ce soutien dont bénéficient tous les acteurs de la justice à travers le Continent.
Excellence, Monsieur le Premier ministre, je voudrais, au nom de mes collègues de la Cour africaine, de l’ensemble des participants au présent Dialogue et en mon nom personnel, également vous féliciter de votre nomination dans vos nouvelles fonctions et vous adresser nos vœux les meilleurs.
L’engagement que nous témoigne votre pays ne nous surprend guère, car depuis ces quelques années au cours desquelles j’ai l’honneur d’assister aux réunions des organes délibérants de l’Union africaine, au nom de la Cour africaine, l’Algérie n’a eu de cesse de plaider en faveur d’institutions fortes et indépendantes, y compris les organes de l’Union africaine chargés de la protection des droits de l’homme.
Permettez-moi, à ce stade de mon propos, d’exprimer notre profonde gratitude à l’endroit des ministres de la Justice, des Affaires étrangères et de toutes les autorités gouvernementales, pour la chaleureuse hospitalité et les facilités mises à notre disposition avant et depuis notre arrivée dans ce magnifique pays.
Excellences, chers collègues
Le dialogue judiciaire de l’Union africaine est une rencontre biennale des juges en chef, des présidents des cours constitutionnelles et autres cours suprêmes, et des chefs des cours continentales et sous-régionales des droits de l’homme ainsi que des organes quasi judiciaires sur le continent. Cette année, nous avons également convié les Attorney General, dont certains occupent les fonctions de ministre de la Justice dans leur pays, en raison du rôle très important qu’ils jouent dans l’administration de la justice. Le Dialogue judiciaire est devenu le plus grand rassemblement de la « crème de la crème » du monde judiciaire sur le continent. Il vise à promouvoir la confrontation d’idées, l’échange de bonnes pratiques et d’expériences, et à explorer les moyens de susciter des interactions efficaces entre les magistrats tant au niveau national que sous-régional et continental, dans le but de renforcer la protection des droits de l’homme et l’administration de la justice dans son ensemble.
Chaque édition du Dialogue est placé sous un thème, et celui retenu pour le sixième Dialogue judiciaire de l’Union africaine est le suivant : « Promotion des droits de l’homme en Afrique : défis et opportunités liés à la transposition de la jurisprudence régionale et internationale en matière de droits de l’homme au niveau des juridictions nationales ».
Excellences, chers collègues,
Ce thème est non seulement pertinent, mais il est aussi très opportun. Cette année marque en effet le soixantième anniversaire de l’adoption de la Charte et de la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). La Charte de l’OUA résumait le rêve des fondateurs de l’OUA d’une Afrique unie, forte et prospère, où la liberté, l’égalité, la justice et le respect des droits de l’homme seraient garantis.
Depuis la création de l’OUA en 1963, un certain nombre d’initiatives majeures ont été adoptées par nos dirigeants pour nous aider à réaliser ce rêve, notamment la stratégie de Monrovia de 1979, le plan d’action et l’acte final de Lagos de 1980, le programme prioritaire de redressement économique de l’Afrique de 1986, le traité d’Abuja sur la création d’une communauté économique africaine de 1991, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le nouvel ordre du jour des Nations unies pour le développement de l’Afrique de 1991. Le début du vingt-et-unième siècle a vu la mise en place du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). En 2013, soit un demi-siècle après la création de l’OUA, à l’occasion de ce que l’on a appelé le sommet du jubilé d’or, nos dirigeants ont adopté une nouvelle initiative, l’Agenda 2063 pour l’Afrique, comme base de la transformation socio-économique et intégrative à long terme de l’Afrique.
La question que je souhaiterai poser à chacun d’entre nous, et en particulier à nos dirigeants politiques, est la suivante : pourquoi toutes les initiatives précédentes n’ont-elles pas réussi à faire progresser l’Afrique vers l’intégration socio-économique et politique et à réaliser les aspirations au développement exprimées dans la charte de l’OUA en 1963 ? Pourtant bien conçues et empreintes des meilleures intentions, certaines de ces initiatives ont à peine vu le jour et ont disparu. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Excellences, distingués participants
Telles sont quelques-unes des questions que nous devons légitimement nous poser si nous voulons faire avancer notre continent. Le thème du Dialogue judiciaire de cette année vise donc à repositionner le débat sur la raison même, non seulement de la création de la Cour africaine, mais aussi de l’ensemble du système africain des droits de l’homme et de l’architecture de l’Union africaine. Par système africain des droits de l’homme, j’entends le système de promotion et de protection des droits de l’homme et des peuples aux niveaux national, sous-régional et continental.
L’échec par le passé de certaines initiatives de développement sur le continent a été attribué, entre autres, à la faible adhésion ou au manque de prise de conscience de la part des Africains eux-mêmes. C’est pourquoi, lors de l’élaboration de l’Agenda 2063, l’Union africaine a fait l’effort délibéré de mener des consultations avec toutes les parties prenantes concernées sur le continent. Le résultat de cette consultation a abouti à l’adoption de sept aspirations clés exprimées par les Africains sur l’Afrique dont ils rêvent. Parmi ces aspirations, qui ne sont pas différentes des « aspirations légitimes » énoncées dans la charte de l’OUA de 1963, figure celle d’« une Afrique de bonne gouvernance, de démocratie, de respect des droits de l’homme, de justice et d’État de droit », reprise dans l’aspiration 3 de l’Agenda 2063.
Cette aspiration prévoit que d’ici 2063, l’Afrique que nous voulons sera fondée sur une culture universelle de bonne gouvernance, des valeurs démocratiques, l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect des droits de l’homme, la justice et l’État de droit ; une Afrique dotée d’institutions fortes, indépendantes et capables et d’un leadership transformateur ; une Afrique où les populations jouiront d’un accès abordable et rapide à des tribunaux et à un système judiciaire indépendants qui dispenseront et rendront la justice sans crainte ni traitement de faveur. Nous avons là un tableau résolument optimiste. Mais est-ce réalisable ? Je répondrai sans hésitation par l’affirmative. Pouvons-nous atteindre tous ces objectifs ? Absolument ! nous en sommes capables.
Excellences, chers collègues et amis,
Vous conviendrez avec moi que l’Afrique que nous voulons ne peut se construire sur la seule intégration politique. Toutes les composantes de la bonne gouvernance doivent pouvoir jouer leur rôle. Le pouvoir judiciaire est un moteur essentiel de l’intégration et du développement socio-économique et politique. L’histoire nous enseigne que toutes les économies et communautés stables dans le monde reposent sur une base solide d’État de droit, de justice et de respect des droits de l’homme. Il est donc impératif, si l’Afrique veut se développer, si l’Afrique veut prospérer, si l’Afrique veut s’unir, si l’Afrique veut garantir la paix, et pour l’avènement de cette AFRIQUE QUE NOUS VOULONS, que le pouvoir judiciaire joue son rôle, et que nos actions soient guidées par la justice, l’État de droit et le respect des droits de l’homme.
Chers collègues, pour que le pouvoir judiciaire joue efficacement son rôle et concoure à l’Afrique que nous voulons, une coopération du pouvoir judiciaire à tous les niveaux (national, sous-régional et continental) est nécessaire. Nous devons travailler les uns avec les autres et nous compléter. Tout comme les États membres ont la responsabilité première de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et les droits des peuples, les systèmes judiciaires nationaux sont le premier niveau de recours pour la protection des droits de l’homme. Les juridictions supranationales, telles que la Cour africaine, sont des juridictions de dernier ressort, qui ne doivent être saisies qu’après épuisement des recours internes. Leur rôle n’est donc pas de se substituer aux juridictions internes, mais plutôt de les compléter. Nous devons donc travailler ensemble pour renforcer cette complémentarité si nous voulons être efficaces dans la protection des droits de l’homme et l’administration de la justice dans son ensemble.
Excellences, chers collègues
L’une des raisons pour lesquelles la Cour africaine a été créée est d’aider les États à s’acquitter de leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme en établissant des normes de droits de l’homme applicables sur l’ensemble du continent. La Cour joue ce rôle en vertu de son mandat d’interprétation et d’application de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (la Charte) et d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par les États, dans le cadre d’affaires dont elle est saisie. La Cour, comme d’autres organes de traités relatifs aux droits de l’homme, développe ainsi une jurisprudence en matière de droits de l’homme. Ce faisant, elle contribue au développement d’un droit homogène de l’Union africaine ou d’un système africain des droits de l’homme aux niveaux national, sous-régional et continental.
Les questions relatives aux droits de l’homme tranchées par la Cour dans ses arrêts devraient donc être pertinentes pour tous les pays autres que l’État ou les États défendeur(s) visés dans les affaires portées devant elle. Étant donné que la Cour africaine est une juridiction supranationale, il est logique que l’impact de ses arrêts s’étende au-delà des États défendeurs et amène d’autres pays à modifier leurs lois et leurs politiques afin de se conformer aux normes établies en matière de droits de l’homme. Les arrêts de la Cour africaine devraient être cités en référence par les juridictions internes des États membres de l’Union africaine, et ceux-ci devraient être en mesure d’engager des réformes de leurs législations de manière à les mettre en adéquation avec les dispositions de la Charte et les décisions de la Cour.
Nous sommes heureux d’apprendre que des juges au Cap-Vert, au Kenya, au Lesotho et en Afrique du Sud ont cité la jurisprudence de la Cour africaine dans leurs décisions. Nous aimerions voir davantage de références de ce type de la part de nos collègues au niveau national.
Excellences, chers collègues
Pour bâtir l’Afrique que nous voulons, nous devons donc penser à développer un droit de l’Union africaine ou un droit africain des droits de l’homme et en assurer une compréhension, une interprétation et une application uniformes par les juridictions aux niveaux national, sous-régional et continental sur toutes les questions relatives aux droits de l’homme. Il serait en effet chaotique et déconcertant pour nos populations, et même pour nos dirigeants, que l’interprétation d’une disposition particulière relative aux droits de l’homme par un tribunal national soit différente de celle faite par un tribunal sous-régional ou continental sur le même droit.
Il est donc nécessaire de travailler ensemble pour construire un cadre de coopération et d’échange d’informations et d’expériences et, plus important encore, pour renforcer nos capacités dans ces domaines. À cet égard, lors du troisième Dialogue judiciaire de l’Union africaine, tenu en 2017 à Arusha (Tanzanie), nous avons décidé de développer un cours en ligne sur les droits de l’homme à l’intention des magistrats nationaux. Un point nous sera fait sur l’état d’avancement de la mise en œuvre de cette initiative. En attendant le lancement des cours en ligne sur les droits de l’homme, il convient de souligner que nous pouvons explorer d’autres voies pour renforcer nos capacités. Avec la technologie disponible, nous pouvons organiser régulièrement des échanges par visioconférence, envisager la possibilité d’échanges judiciaires, dans le cadre desquels certains juges ou même du personnel des juridictions nationales pourraient se rendre au siège de la Cour africaine et vice versa ; les juridictions nationales peuvent organiser des formations ou des séminaires au niveau interne et y convier des juges de juridictions régionales et continentales afin d’échanger leurs points de vue. Je voudrais vous assurer que la Cour africaine est tout à fait ouverte et disponible pour travailler avec les juridictions nationales sur toutes les questions de justice.
Excellences, chers collègues,
L’engagement ou l’obligation d’un État en matière de droits de l’homme au niveau international ne se limite pas à la ratification et à la transposition d’un instrument relatif aux droits de l’homme. Il implique également une obligation de se conformer aux décisions prises par l’organe créé en vertu de ces instruments de protection des droits de l’homme.
Pour assurer la mise en œuvre effective, par les États membres, des décisions des juridictions régionales et internationales, il est nécessaire de mettre en place un cadre qui permette aux juridictions nationales de jouer leur rôle dans le processus. En vertu du traité de la CEDEAO et du traité de la CAE portant respectivement création de la Cour de justice de la CEDEAO et de la Cour de justice de l’Afrique de l’Est, les décisions de ces Cours régionales sont directement applicables dans les pays concernés. Je suis convaincue que nos collègues de ces cours partageront leurs expériences à cet égard en temps utile. Il est donc possible de transposer la jurisprudence continentale en matière de droits de l’homme au niveau national par une application systématique décisions des cours continentales des droits de l’homme.
Excellences, chers collègues,
La transposition des décisions des cours régionales et internationales des droits de l’homme au niveau des tribunaux nationaux est un processus qui peut s’avérer complexe et difficile. Parmi les défis à relever, il convient de citer les questions de souveraineté, les différences de fonctionnement des systèmes juridiques, la réticence des tribunaux nationaux, une sensibilisation insuffisante, l’absence d’un mécanisme approprié au niveau national, etc.
Les juges au niveau national doivent comprendre les obligations internationales auxquelles l’État a souscrit en matière de droits de l’homme et être en mesure de veiller à ce qu’il respecte lesdites obligations au niveau national. Pour ce faire, les juges peuvent, pour rendre leurs décisions, être amenés à s’appuyer sur les instruments relatifs aux droits de l’homme ratifiés par l’État ou sur les arrêts rendus par des juridictions internationales. Les avocats au niveau national doivent être en mesure d’invoquer la jurisprudence des tribunaux internationaux devant les juges au niveau national. Le renforcement du système judiciaire et de protection des droits de l’homme est donc une responsabilité collective et nous avons tous un rôle à y jouer. De même, les organes de l’Union africaine chargés des droits de l’homme peuvent examiner les décisions des tribunaux nationaux afin de dégager les tendances indiquant l’élaboration d’une position commune au niveau des États membres, en particulier dans les nouveaux domaines du droit. À titre d’exemple, dans l’affaire Ghati Mwita c. Tanzanie, la Cour africaine a pris en compte les développements jurisprudentiels des juridictions nationales africaines pour se prononcer sur la question de la peine de mort obligatoire.
Excellences, chers collègues
Au-delà de l’avantage général que le continent peut tirer du renforcement de la protection des droits de l’homme, la transposition de la jurisprudence régionale et internationale en matière de droits de l’homme au niveau des juridictions nationales, et vice versa, offre plusieurs autres avantages, notamment : une plus grande clarté juridique sur les questions complexes liées aux droits de l’homme, qui peut aider les juges et les avocats à mieux appréhender les subtilités des droits de l’homme et la manière dont ils doivent être appliqués ; un renforcement de la coopération, qui témoigne d’un engagement à défendre les droits de l’homme et à adhérer aux normes mondiales à tous les niveaux ; le renforcement de l’État de droit ; et la garantie du développement progressif des droits de l’homme en Afrique.
Les pays africains se doivent par conséquent de mettre en place des mécanismes juridiques permettant de transposer les décisions internationales et régionales dans leurs systèmes juridiques. Cela peut impliquer des réformes législatives, la formation des juges et la promotion de la collaboration entre les autorités judiciaires nationales et internationales. Les États membres doivent reconnaître le rôle très important du pouvoir judiciaire dans la réalisation des objectifs de l’Union africaine et de l’Agenda 2063 et, à cet égard, mettre en place des mesures concrètes pour transposer les décisions des organismes internationaux et assurer le suivi de leur mise en œuvre. Ces mesures peuvent inclure, sans s’y limiter, la désignation de points focaux, suivant ainsi l’exemple de l’Algérie et de neuf autres pays africains, la garantie que les décisions sont directement applicables au niveau national, la nécessité d’une très large diffusion des décisions des organes internationaux de défense des droits de l’homme et la formation des avocats et des juges sur les diverses possibilités de transposer ces décisions au niveau des systèmes nationaux. Il est à mon avis nécessaire d’apporter une assistance technique aux États qui souhaitent entreprendre les réformes nécessaires à la mise en œuvre ou à l’incorporation des décisions de la Cour, mais ne disposent pas des capacités pour le faire. Cette assistance technique peut être assurée entre nous grâce au partage d’expertise, d’expériences et d’informations.
Excellences, chers collègues,
Je ne saurai conclure mon propos sans réitérer l’engagement de la Cour à travailler avec les États membres, les autorités judiciaires nationales et les autres parties prenantes concernées afin de placer l’administration de la justice et le respect des droits de l’homme au cœur de nos initiatives politico-développementales en Afrique. À travers ces dialogues judiciaires, les systèmes judiciaires d’Afrique, du niveau national au niveau continental en passant par le niveau sous-régional, manifestent leur ardent désir d’une meilleure collaboration et d’une plus grande synergie pour contribuer efficacement aux objectifs de l’Union africaine et de l’Agenda 2063, afin de réaliser l’Afrique que nous voulons.
Que Dieu bénisse l’Afrique et l’Union africaine.
Je vous remercie de votre aimable attention.